II
Aux premières lueurs apparut une dévastation : un no man’s land fracassé s’étendant vers l’intérieur de la ville sur deux cents mètres à partir de la porte nord-ouest, aussi loin de chaque côté que portait le regard de Cendres. L’aube dévoilait des monceaux d’ordures à hauteur d’homme, les solives brisées de maisons et d’échoppes abattues par les bombardes wisigothes ; des pavés déchaussés, du chaume brûlé ; un mur branlant, qui se dressait.
Cendres trébucha entre les soldats bourguignons, le vent froid engourdissant ses joues balafrées. Elle coula un regard vers l’héraldique et les visages : c’étaient les hommes d’Olivier de La Marche, sans l’ombre d’un doute. Et, par conséquent, des hommes loyaux à Charles de Bourgogne.
Nous étions à leurs côtés à Auxonne, ils doivent supposer que nous sommes toujours sous contrat avec eux…
Mais nous serions foutrement mieux lotis si nous vendions Dijon aux Wisigoths et que nous nous tirions en Orient, auprès du sultan et de ses armées. Les mercenaires sont toujours les bienvenus.
Si nous ne crevons pas tous au-dehors.
Un bruit fit trembler les airs.
Au-dessus de la tête de Cendres, dans les lumières glacées précédant l’aube, les cloches de Dijon se mirent soudain à carillonner. Une église après l’autre, Saint-Philibert et Notre-Dame, un son qui partait de la rue où elle se tenait ; abbaye et monastère, à l’intérieur des remparts de la ville ; toutes leurs grandes cloches carillonnant haut et fort, aigu et net, chassant les oiseaux des toits, réveillant les citoyens dans leurs demeures : la clameur des cloches de Dijon au matin, dans une cascade d’allégresse.
« Qu’est-ce qui se passe, bordel ? » s’écria Cendres.
Les officiers bourguignons ralentirent. Elle aperçut Thomas Rochester qui se frayait un chemin à travers le groupe – Christus, le premier visage familier depuis des heures ! –, malmené, mais pas gravement blessé ; en sécurité dans la ville, avec une escorte d’hommes de la compagnie, sous l’étendard lacéré du Lion. En voyant Cendres, il donna un signal, et l’un des hommes d’armes déroula et brandit la bannière personnelle de la jeune femme aux côtés de l’étendard.
« Où est-ce que vous étiez passés, bordel ? » beugla Cendres. L’Anglais brun lui cria une réponse, inintelligible à cause du vacarme. En se frayant un passage plus près, épaule contre épaule, il approcha sa bouche de l’oreille de Cendres, qui remonta d’un coup de pouce un côté de sa salade pour l’entendre s’écrier :
« … Entrer ! Ils ont laissé flotter des ponts de cordes dans la rivière à la porte sud ! Où le pont a-t-il été miné ? »
L’odeur de la poussière d’été pèse soudain dans le souvenir de Cendres : elle se souvient d’être entrée à cheval dans Dijon par ce pont, aux côtés de John de Vere, comte d’Oxford. Dans une cité blanche et belle.
Floria del Guiz parut derrière Rochester, en criant. Cendres lut sur ses lèvres plutôt qu’elle ne l’entendit par-dessus les cloches et les clameurs : « La nouvelle s’est répandue ! Je croyais qu’on ne te retrouverait jamais !
— Où est Robert ? Quelle nouvelle ? »
La femme sourit largement, dit quelque chose comme : « Il y a des moments où tu n’es vraiment pas rapide ! »
Des voix s’égosillaient aux fenêtres au-dessus de la tête de Cendres. Elle leva les yeux, tendit l’oreille – la terre était toujours plus sombre que le ciel qui s’éclairait –, et un corps vint percuter à la fois Thomas Rochester et elle. Cendres recouvra son équilibre et riposta par une bourrade contre un homme massif qui déboulait de sa porte d’entrée en bois endommagé, une grosse femme s’affairant sur son épaule pour lacer ses aiguillettes ; deux enfants en bas âge braillaient dans leurs jambes.
« Bon Dieu de merde ! »
Stupéfaite, elle fit signe au porte-bannière, tentant de battre en retraite dans les rues pavées mises à mal par les catapultes. Parmi les silhouettes militaires familières dans la foule – justaucorps à la taille pincée, hauts-de-chausses, pointes de vouges et salades – se trouvaient des civils qui enfilaient leurs manteaux, s’enfonçaient sur le crâne leurs hauts chapeaux de feutre ; des voisins s’égosillaient en parlant entre eux, tout en questions, tout en demandes.
« Trouve-moi Roberto ! » ordonna Cendres à Thomas Rochester, avec sa voix des champs de bataille. L’Anglais opina et fit signe aux hommes d’armes.
À présent, des corps se pressaient de tous côtés contre Cendres. Leurs souffles faisaient blanchir l’air, l’odeur de la sueur rance et de la crasse lui emplissait les narines. Elle poussa. Sans espoir ! se dit-elle. Il n’y avait pas moyen de bouger sans recourir à la force. Rochester jeta un coup d’œil en arrière vers elle et haussa les épaules, dans la pression des corps. Elle secoua la tête en réponse, avec résignation, se détendant presque au sein du chaos, encore éblouie par la sécurité implicite des remparts gigantesques de la ville.
Une houle de corps se pressait autour d’elle, la rue étroite déversant des gens dans le no man’s land de rues ravagées et de maisons incendiées. Tous n’étaient pas des civils, nota Cendres ; des hommes en livrée bourguignonne, vêtus de maille et d’armures de plates ou de jaques d’archers, couraient également pour traverser le terrain pilonné, vers la porte nord-ouest et les murailles de la ville. La pression de la foule commença à l’entraîner inexorablement dans cette direction.
« Bon, d’accord, les gars ! Écoutez-moi ! Vaut mieux aller voir ce qui provoque tout ce chambard… »
Les courbatures des efforts de la nuit et le manque de sommeil lui brouillaient les idées. Il lui fallut une minute avant de s’apercevoir qu’elle et son escorte gravissaient des marches de pierre jusque sur les remparts, à la suite des hommes en armes ; elle était toujours assourdie par les carillons.
Est-ce que… ?
Machinalement, elle regarda en arrière au bas des marches de pierre, cherchant une maison où était accroché un buisson, pour indiquer une auberge. Est-ce que c’est à cet endroit que Godfrey est venu me rejoindre, sur les remparts de Dijon, et m’a dit qu’il me désirait ?
Il n’y avait aucune bâtisse intacte, en bas : au pied de la muraille, tout formait à présent un chaos de solives, de plâtras en fragments, de jonchées d’ardoises et de mobilier abandonné et de murs en pierre noircis par le feu.
Non, nous devions nous trouver plus loin sur le rempart ouest, je me souviens d’avoir regardé le pont sud, en bas…
Un humour acerbe la fit sourire ; il n’y avait plus que le cynisme et l’adrénaline pour la faire tenir, désormais.
… Ce jour même où j’ai vu Fernando au palais ducal, non ? Ou celui où on a corrigé la tante de Florian ? Christus !
Elle s’insinua entre un prêtre, un tanneur et une bonne sœur, se frayant un passage vers les créneaux, où les soldats se penchaient au-dehors sous les hourds de bois, et criaient vers le bas, depuis le rempart nord de la ville.
À côté d’elle, un moine en chasuble verte beugla : « C’est un miracle ! Nous avons prié, et il nous a été accordé ! Deo gratias !
En direction de Rochester et de Floria, elle gueula : « C’est quoi, ce bordel ? »
Aux environs de prime, le matin du 15 novembre 1476 :
Cendres avait en bouche un goût de froid hivernal, sur le vent qui soufflait du nord-est. Elle eut le temps de constater le mouvement des gens qui montaient en files sur les remparts ; habituée à estimer les effectifs sur le champ de bataille, elle songea : pas loin de deux mille hommes, femmes et enfants. Se penchant par une embrasure, elle posa la main sur les murailles dominant la porte nord-ouest de Dijon, en en savourant la protection.
Elle plaça son gantelet en coupe, pour protéger ses yeux du soleil qui se levait à sa droite, tendant l’oreille vers ce qu’on hurlait sur une telle cadence. La vision qui se présentait à elle chassa immédiatement cela de son esprit.
Une « ville » plus vaste cernait désormais les murailles de Dijon – la ville formée par le camp des assiégeants wisigoths. Nette à la lumière du jour, elle possédait ses rues et ses lieux de rassemblement, ses propres casernes avec des toits d’herbe, ses chapelles arianistes et ses marchés militaires. Deux mois avaient suffi pour leur conférer une effrayante apparence de stabilité et de permanence. Des files et des files de tentes battues par les éléments, fanées, s’étiraient également dans la distance blanche de brume. Elles couvraient toute la superficie séparant Dijon des forêts au nord.
Dans l’air froid qui faisait pleurer ses yeux, Cendres laissa son regard parcourir l’étendue du camp wisigoth : les pavois, les abris ; les parcs clôturés, pour les engins de siège ; les sapes et les tranchées qui serpentaient vers les remparts de la ville… et des milliers et des milliers d’hommes en armes.
Bon Dieu ! Et maintenant, nous voilà ici – qu’est-ce que j’ai fait ?
En se penchant à l’extérieur pour regarder vers l’ouest, elle distingua les décombres calcinés de grands pavois de bois qui avaient protégé au moins quatre bombardes massives. Apparemment, les canons étaient intacts – leurs servants, au loin, commençaient à s’extraire de leurs tentes de fortune pour tisonner les feux et les ranimer.
Le givre soulignait chaque brin d’herbe. Au milieu des dizaines de mangonneaux, de batistes, de trébuchets et de canons intacts, elle vit quelques zones noires d’herbe et de toile crevée. Des esclaves aux cheveux blancs nettoyaient sans ardeur le désordre, doigts gourds et lents ; elle entendit des nazirs beugler à leur encontre. Les voix portaient nettement dans l’air froid.
En jetant un coup d’œil vers l’est, elle ne vit pas le plus petit signe de la moindre attaque, pas même de la toile brûlée.
Deux attaques ne les ont même pas entamés.
Elle se pencha en avant, sentant ses hommes venir se presser autour d’elle, et porta son regard vers le nord.
Les hommes étaient petits, à trois ou quatre cents mètres de là, au-delà des tranchées, et hors de portée des arcs et des arquebuses, mais les livrées restaient visibles. Cendres ne put discerner la Tête de bronze de la Faris sur aucun d’entre eux. Des larmes dues au vent brouillaient les contours des pavillons et les couleurs des fanions. Elle leva la tête, cherchant à plus de distance des remparts.
« Nom de Dieu de bordel, ils sont des milliers ! »
Du côté des lignes de chevaux wisigothes, les hommes qui allaient chercher du fourrage s’arrêtèrent, écoutant le vacarme soudain venu de Dijon. Le soleil bas du matin scintillait sur les pointes de lances carthaginoises, et les casques des hommes à la périphérie du camp. La rumeur d’ordres qu’on aboyait franchissait clairement l’espace dégagé. En bas, vers le pont de l’ouest, à demi masqués derrière les pavois, des hommes couraient servir les canons – une bouffée de fumée blanche sortit de la gueule d’un mortier, et quelques secondes plus tard, résonna le boum ! de sa détonation.
Des corbeaux gras s’envolèrent des ordures du camp.
« Et bien le bonjour à vous aussi, les enturbannés ! » gronda Rochester aux côtés de Cendres, de profil contre le soleil jaune à l’orient.
Cendres plissa les yeux et tourna vivement la tête, incapable de voir l’impact du tir de mortier – une parabole aboutissant quelque part dans les rues incendiées de Dijon, derrière elle.
Un nouveau flac ! mat lui fit retourner la tête. Dix mètres plus loin sur le parapet, la foule se replia sur elle-même : un tourbillon de silhouettes en manteau ceinturé et chaperon ; une voix qui criait sa grande souffrance stupéfaite. Le tapage constant qui bordait les murailles la couvrit.
Merde. Y a vraiment toute une légion là-bas. Oh, merde.
Pas étonnant que la Faris juge qu’une « trahison » ne lui épargnerait que du temps.
Un homme d’armes portant la livrée au Lion se pencha en équilibre précaire par-dessous les hourds, pour crier, en postillonnant, vers les tentes scintillantes de givre des Wisigoths en contrebas, à quatre cents mètres des remparts :
« Votre ville est aplatie ! Votre calife a crevé ! Alors, ça vous fait quoi, bande d’enfoirés ? »
Un énorme vivat monta des remparts de Dijon. Avec Rochester et la bannière à ses côtés, Cendres poussa pour se rapprocher. L’homme d’armes, un rouquin dont elle se souvenait qu’il était des hommes de Ned Mowlett, faillit perdre sa prise sur le support de bretèche[20] qu’il agrippait. Un camarade le rattrapa.
« Pearson ! » Cendres assena une claque sur son dos en armure, le retournant pour contempler le premier des hommes restés à Dijon – crotté de boue, cheveux en bataille, une estafilade en train de cicatriser en travers d’un sourcil.
« Patronne ! » beugla Pearson, suant, stupéfait, ravi, en extase. « Ils sont foutus, ces enfoirés, non, patronne ? »
Sa livrée azur et or n’avait subi aucune modification, l’emblème du Lion azur passant de front[21] propre à Cendres, sans rien d’ajouté ni de soustrait par Robert Anselm. Elle assena une nouvelle claque sur l’épaule du rouquin.
Un deuxième prêtre lança : « Deo gratias, les Wisigoths et leurs démons de pierre sont renversés ! »
À deux mètres de là, un homme d’armes bourguignon cria vers le bas : « On n’a même pas eu à y aller ! Vous êtes devant notre ville, et nos remparts tiennent bon ! Nous n’avons même pas eu à nous déplacer jusqu’à Carthage et elle est ratatinée, bordel ! »
Quelqu’un plus loin encore sur le rempart nord corna avec enthousiasme dans une trompe de héraut. D’autres hommes d’armes pénétrèrent dans la foule, des hommes mal rasés en livrée au Lion se frayant un passage dans la presse jusqu’à l’azur et or raidi de givre du Lion affronté sur la bannière personnelle de Cendres. Derrière eux, des hommes en riches manteaux, le visage envahi de sommeil – des sergents avec des bâtons, des gens d’armes, des bourgeois –, tentaient en vain de faire évacuer le chemin de ronde. Le craquement grave et mat d’un tir de mortier résonna à nouveau : deux coups, cinq, puis une succession d’explosions, lentes et erratiques.
Les soldats, à commencer par les hommes de la compagnie du Lion agglutinés autour de Cendres, se penchèrent par les bretèches, et commencèrent à scander :
« Car-thage est tombée ! Car-thage est tombée ! Car-thage est tombée !
— Mais ce… » n’est pas tout à fait ce qui s’est passé ! protesta Cendres, dans sa tête.
Un archer de la compagnie, un homme d’Euen Huw, cria : « Vot’ calife a crevé et vot’ ville s’est effondrée !
— Mais c’était un tremblement de terre… »
La voix de Floria del Guiz, contre son oreille, beugla : « Ils le savent ! »
En dépit du danger et de la cible qu’elle offrait, Cendres ne put s’arrêter de sourire tandis que la clameur s’amplifiait, un chant grave, des voix d’hommes qui beuglaient assez fort pour atteindre les lignes ennemies et plus loin encore, et elle leva le visage dans la brise de l’aube, souriant à de nouveaux Wisigoths qui commençaient à se masser le long de la ligne de front, discutant entre eux à voix basse et se réunissant en groupes.
« Gaffe aux trébuchets ! » Thomas Rochester toucha le bras de Cendres et lui indiqua du doigt l’ouest, de l’autre côté du Suzon, dans la direction des grandes machines de siège à contrepoids, dont les équipes étaient visibles, à présent, de petites silhouettes qui scrutaient les remparts de la ville. Quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pour cent des engins étaient intacts, se dit-elle.
« Bon Dieu, ce sont vraiment pas des lumières ! On n’arriverait pas à les déloger avec des bombardes ! hurla Cendres en retour. Qu’ils gueulent un bon coup, Tom. Ensuite, commence à leur faire quitter les remparts ! Je veux qu’on retourne de l’autre côté du terrain pilonné, et qu’on se tire d’ici !
— LE CALIFE EST MORT ! CARTHAGE EST TOMBÉE ! »
Le vent tourna, arrivant de l’est tandis que le soleil montait. Elle scruta les lointains – sur les coteaux au nord, au-dessus des prairies, une carcasse vide se dressait : plus rien, désormais, que de la pierre noircie par le feu. Je me demande ce que sont devenues la sœur Siméon et les religieuses.
La gorge de Cendres se serra. Elle essuya ses yeux qui ruisselaient.
La moitié de la population de Dijon était montée sur les défenses, désormais, en dépit de la secousse rapide du parapet de pierre sous leurs pieds chaque fois que les projectiles des mangonneaux frappaient au but contre le mur d’enceinte.
« Ils commencent à établir la distance ! » cria Cendres à Floria, collant la bouche contre l’oreille de la femme pour se faire entendre par-dessus les cloches, les clameurs des hommes, les cris des femmes, les hurlements des enfants.
« LE CALIFE EST MORT ! CARTHAGE EST TOMBÉE !
— Mais le calife Théodoric est mort avant le tremblement de terre ! » hurla Floria en réponse, la bouche contre l’oreille de Cendres, un souffle chaud et humide caressant la peau de celle-ci. « Et ils en ont élu un nouveau !
— Et Gélimer est toujours parmi nous. Ces gens s’en foutent. Oh, et puis merde ! Le calife est mort ! » Cendres éleva la voix : « Carthage est tombée ! »
Plusieurs hommes en armure et livrée bourguignonne arrivèrent en se frayant un passage dans la foule pour se diriger vers la bannière de Cendres. Elle descendit des merlons[22]. Elle inclina la tête, adressant un salut sans parole.
Derrière ces hommes, des escadrons de fantassins commencèrent à faire évacuer les remparts, extirpant les gens des bretèches. Cendres cligna des yeux en percevant une infime diminution de la clameur. De l’été précédent, elle reconnut deux hommes ; un vieux chambellan-conseiller de la cour du duc, et un noble qu’elle savait être un des aides d’Olivier de La Marche.
« C’est elle ! s’exclama le chambellan-conseiller.
— Messire… » Cendres réussit à se rappeler son nom. « … Ternant. Que puis-je pour votre service ? Tom, fais-moi descendre tous ces connards de là ! Bordel de Christ Vert, je ne les ai pas ramenés ici pour qu’ils se fassent réduire en bouillie sur les remparts ! Désolée, messire Ternant, qu’y a-t-il ?
— Nous nous attendions à trouver le capitaine Anselm ! » beugla l’aide de La Marche, son visage exprimant la plus parfaite incrédulité.
« Eh bien, vous avez le capitaine Cendres ! » Elle s’écarta tandis que le premier de ses hommes s’extirpait des bretèches, ses bottes résonnant sur les planchers de bois creux.
« En ce cas… C’est votre présence que requiert le conseil de siège, capitaine ! » hurla Ternant, sa voix s’enrouant sous les effets de l’âge et de l’effort.
« Conseil de siège… ? Peu importe ! » Cendres hocha la tête avec détermination. « J’arrive ! J’installe d’abord mes hommes, ici présent, dans leurs quartiers ! Quand ? À quelle heure ?
— L’heure avant tierce[23]. Damoiselle, nous entendons de telles rumeurs que… »
D’un mouvement de la main, elle lui intima le silence, face au mur de bruit. « Plus tard ! Je serai là, Messire !
— CARTHAGE EST TOMBÉE ! CARTHAGE EST TOMBÉE !
— J’abandonne. » Floria se hissa sur la pointe des pieds, s’accrochant à l’épaule gainée de maille de Thomas Rochester pour se soutenir. Elle beugla en l’air : « À bas le Calife ! Carthage est tombée ! »
Thomas Rochester poussa un grognement de dérision. Brusquement, l’Anglais brun attira l’attention de Cendres et tendit le doigt. Vers les étendards dressés en différents points du camp ennemi, comprit-elle. S’écartant pour laisser passer les derniers de ses hommes, elle regarda depuis le rempart les tentes qu’indiquait Rochester.
Des pavillons francs, et non des baraquements wisigoths.
« Quoi ? Oh. Ouais, ouais… Oh, d’accord… »
À cinq cents mètres de là, des hommes se réunissaient de façon professionnelle sous un grand étendard blanc, qui portait un agneau entouré de rayons dorés. Il claquait dans l’air glacé sur le côté est du camp.
Couvert par le son des cloches, de l’impact des rochers et de l’antienne qui avait trouvé son rythme, à présent – les hommes et les femmes de Dijon résistant pour ne pas être chassés des remparts –, Thomas Rochester cria : « On peut lui casser la gueule, patronne ! »
À côté de l’étendard d’Agnus Dei, dans ce qui était à l’évidence la partie du camp wisigoth dévolue aux mercenaires, Cendres repéra la bannière de Jacobo Rossano – Je me demandais qui le payait, après l’empereur Frédéric ! – et une demi-douzaine d’autres petites compagnies de mercenaires. Un étendard, une épée nue, chatouilla sa mémoire. Elle cligna des yeux : l’air à cette hauteur, sur le mur, à cinquante mètres au-dessus du sol, était assez froid pour la faire pleurer.
« Merde, c’est Onorata Rodiani.
— Quoi ? cria Floria.
— J’ai dit : c’est Onorata… »
Cendres s’interrompit. Le vent qui se levait déroulait la bannière voisine de celle de Rodiani. C’était celle, déchirée, abîmée et triomphante, brandie sur cent champs de bataille par Cola de Monforte et ses fils.
La voix de la chirurgienne, à son oreille, souffla : « Les salopards ! Ce sont des mercenaires bourguignons !
— Plus maintenant ! Il a dû changer de camp après Auxonne ! Ça représente beaucoup d’hommes, là-bas. Cola n’a pas une compagnie. Il a une petite armée. » Cendres plissa les yeux face à l’éclat oblique venu de l’est. « On dirait que personne ne croit aux chances de cette ville… »
La main de Floria se serra sur le bras de Cendres. Celle-ci regarda dans la même direction que la chirurgienne, dans le camp wisigoth à présent éclairé par le soleil. Quand elle la vit, elle ne comprit pas comment elle avait pu la manquer avant. Parmi les tentes franques derrière les pavillons de Monforte, une bannière argent et azur : le Navire et le Croissant de lune.
« Joscelyn Van Mander », dit-elle d’une voix abattue.
Thomas Rochester jura. « Putain d’enculé de Flamand ! Qu’est-ce qu’il fout, là-bas ?
— Ah, merde, Tom ! C’est un mercenaire ! »
L’odeur âcre d’un feu de bois remplit l’air. Cendres fit la grimace, tandis que le pavage tremblait sous ses pieds, et elle regarda en direction de la porte nord-ouest. La bretèche la plus proche était en feu.
« Ah, putain, des incendiaires, à présent ! »
La cadence du chahut se désagrégea, les hommes et les femmes étant trop impatients, en fin de compte, d’emprunter l’escalier pour descendre du rempart. Au loin, le grincement des engins de siège qu’on remontait pour un tir parvint à Cendres. Dans le parc d’artillerie wisigothe, les bras en grès rouge d’un golem brillèrent, élevant le grand contrepoids du trébuchet quatre fois plus vite que ne l’aurait fait une équipe humaine.
Une succession de missiles mal envoyés, sporadiques, percutèrent la muraille au-dessus de la porte : un merlon vola en éclats de pierre, et la presse de corps fut agitée d’un remous, les gens se bousculant ; des cris étaient désormais audibles par-dessus le vacarme.
Et au cas où les Wisigoths disposeraient également d’un artilleur capable de vous indiquer quelle brique de la muraille il se prépare à frapper…
« C’est le moment d’y aller », murmura Cendres, en se détournant, tandis que Rochester brandissait la bannière.
« Non, regarde ! » Floria fit un nouveau pas en avant, jusqu’à ce qu’elle se retrouve plaquée contre le cadre de la bretèche, en bois tendu de peaux. Cendres entendit le cri de surprise étouffé de la chirurgienne : « Misère du Christ Vert… »
Au loin, sous le pâle soleil, les confins de la vallée de la rivière apparaissaient nettement, à présent. De l’autre côté du Suzon et de son pont, des gens à pied avançaient vers le sud. Ils étaient trop loin pour distinguer de qui il s’agissait – paysans et artisans, commères et donzelles, voire quelques soldats déserteurs ; peut-être même un prêtre. Des formes indistinctes enveloppées dans des manteaux et des couvertures, avançant d’un pas las, tête baissée sous la morsure du vent ; de petites silhouettes – des enfants ou des vieillards – recroquevillées sur le bord de la route, certaines encore en train d’appeler ceux qui les avaient abandonnées.
Affamés, frigorifiés, épuisés, la colonne des réfugiés en marche serpentait au long de la piste, sans qu’on en voie la fin.
« Et ça continue, ils arrivent », souffla Floria, presque inaudible sous le rugissement de la foule amassée à l’écart du rempart.
Franchement moins intéressée que sa chirurgienne, Cendres saisit Florian par le bras pour l’écarter de la muraille. « Allons-y !
— Cendres, ce ne sont pas des soldats, ce sont des gens !
— Bah, ne t’en fais pas, les enturbannés les laissent tranquilles. Apparemment, nous avons encore quelques règles martiales qui prévalent… » La presse des corps sur le parapet diminua. Cendres tira la chirurgienne vers les marches, à la suite de ses hommes, Rochester et la bannière à sa hauteur.
D’une voix suraiguë, Floria s’écria : « Je suppose qu’ils vont en violer et en dévaliser quelques-uns, quand ils s’emmerderont au camp – tu ne crois pas, ma vieille ?
— Ça dépend de la qualité de la discipline instaurée par la Faris. Je préférerais qu’ils se concentrent sur la façon d’entrer dans ces murs, si c’étaient mes hommes. » Cendres jeta un coup d’œil par-dessus son épaule vers la route au loin et les masses agglutinées de gens.
« Tu sais ce qu’il y a ? demanda soudain Floria. Ils s’en vont vers le sud Vers la frontière, à Auxonne. Regarde-les, ils préfèrent aller sous le Ciel sans Soleil que de rester ici ! »
En haut, sur les murs, ils étaient trop éloignés pour distinguer des voix humaines ; seul un piaulement d’essieux mal graissés montait dans l’air immobile, ainsi que le hurlement d’un cheval de bât qu’on menait. Une tache – un individu – tituba et tomba, se remit sur pied, retomba, se releva, et poursuivit sa route tant bien que mal.
« Ténèbres ou soleil, commenta Floria, ils se foutent de savoir où ils vont. Ils veulent juste s’en aller d’ici. Ce sont des gens du duché, des citadins, des fermiers, des villageois, des artisans ; ils s’en vont, c’est tout, Cendres. Ils se foutent de ce qui les attend.
— Je vais te dire, moi, ce qui les attend : la famine ! »
On entendit le Bam ! d’un canon de petit calibre, un boulet ricocha contre la tour de la porte est. Un énorme rugissement nourri de mépris et d’adrénaline monta des personnes demeurées sur les remparts :
« LE CALIFE EST MORT. CARTHAGE EST TOMBÉE ! »
Dans un moment de calme, Cendres regarda depuis les remparts en direction des réfugiés. En dépit de ce que disait Florian, elle voyait également des gens faire route vers le nord, vers le froid et la famine au soleil.
Ce pourrait être nous. Je ne peux pas nourrir mes gens, pas au-dehors, il n’y a pas de terres desquelles on puisse vivre. Notre coffre de guerre ne nous obtiendra rien, s’il n’est rien que l’argent puisse acheter. Il n’y a pas eu de récolte : une famine est inévitable. Et là, dehors, il fait noir, et froid. La compagnie se disloquerait au bout de trois jours.
Espérons que la situation sera meilleure ici.
Le temps que ça durera.
Parce que le seul moyen de nous tirer d’ici, c’est la trahison.
Cendres flanqua une claque sur l’épaule de Rochester. « Bon, allez, si les civils tiennent à se faire tuer, très bien – nous, on s’en va ! Mes Lions, à la bannière ! »
Il y avait un degré satisfaisant de discipline dans la façon dont les hommes portant la livrée au Lion se détachèrent des foules pour suivre sa bannière, flottant dans le vent au-dessus de leurs têtes. Ils retraversèrent la dévastation pour rejoindre les rues de la ville – à l’écart de la foule qui chantait en cadence, et qui tomba à présent en prières, toujours assourdie par des carillons de célébration.
« Le cantonnement de la compagnie est par là, patronne ! » Rochester indiqua la direction du sud-est par des rues tortueuses.
« Allons-y ! »
Christ Vert, le secteur a sacrément dégusté !
Ils s’engagèrent dans d’étroites ruelles pavées, sous des bâtisses en encorbellement lourdement charpentées. Le verre et l’ardoise jonchaient les pavés, claquant sous les pas, glissants de givre. En émergeant de nouveau à l’air libre – pour traverser un pont qui donnait sur une place, en longeant des murs de moulins réduits au silence –, elle reconnut les lieux. Cet été-là, une douzaine de nobles bourguignons avaient tiré ici sur les rênes de leurs chevaux pour laisser une cane et ses canetons passer en se dandinant, jusqu’à l’eau.
Le souvenir monopolisa une seconde toute son attention ; c’est seulement lorsque Rochester fit faire halte aux hommes qu’elle émergea de sa rêverie, concentrant des yeux rendus chassieux par le manque de sommeil, et découvrit qu’elle était arrivée au casernement de la compagnie.
L’ombre d’une tour carrée et trapue bouchait le peu de soleil de novembre qu’il y avait. Par-dessus son mur d’enceinte, Cendres vit que la construction était ancienne et fruste ; qu’elle avait des flancs nus, et d’étroites meurtrières pour fenêtres ! Quatre étages, peut-être cinq.
Elle ouvrit la bouche pour parler. Une rafale de vent dévalant la rue malaisée lui emporta le souffle de la bouche. Elle déglutit, ses yeux larmoyant sous la soudaine bourrasque glacée.
Un des hommes d’armes jura et recula d’un pas tandis qu’une ardoise tombait du toit, frappait et projetait des éclats sur les pavés couverts de crottin. « Bon Dieu ! Voilà ces saloperies de tempêtes qui recommencent ! »
Cendres reconnut en lui un autre des hommes demeurés en arrière à Dijon : un des Savoyards de Di Conti, resté après le départ de son capitaine. Elle regarda en l’air, au-delà du toit plat du bâtiment, vers un ciel qui perdait rapidement sa clarté matinale pour virer à un gris froid. « Des tempêtes ?
— Depuis août, patronne, dit Thomas Rochester à ses côtés. On m’a fait des rapports. Ils ont un temps pourri, ici. La pluie, le vent, la neige, la grêle, et des tempêtes tous les deux ou trois jours. De sales tempêtes.
— C’est… J’aurais dû y penser. Merde. »
Des ténèbres glaçant la Chrétienté au-delà des frontières de Bourgogne – la frontière qui, ici, se situe à peine à soixante-dix kilomètres.
La masse d’air autour d’elle se mut. Même ici en bas entre ces bâtiments, elle tiraillait avec énergie la soie de la bannière rectangulaire, faisant claquer avec vigueur le tissu dans le vent. Un tourbillon de poussière blanche – presque trop pulvérulente pour être de la neige – souffla au visage de Cendres. Sous le velours et l’acier, sa chair chaude frissonna dans le froid soudain.
« Ah, la vache. Bienvenue à Dijon… »
Cela provoqua des rires, comme elle s’y attendait. Seul le visage de Florian garda son sérieux. En dépit de pommettes et d’un nez qui rougissaient, la grande chirurgienne parla avec dignité :
« Cela fait cinq mois que les ténèbres règnent sur la Chrétienté. Il y a une chose dont on peut être sûrs, pendant notre séjour ici : le temps ne va pas s’améliorer. »
L’effet de ses paroles fut immédiatement visible sur les visages des hommes qui l’entouraient. Cendres envisagea une plaisanterie ou une remarque salace, aperçut la grimace superstitieuse de Thomas Rochester et se ravisa.
« Gardez une chose à l’esprit », dit-elle, assez fort pour se faire entendre par-dessus le vent qui montait. « Y a une foutrement grosse armée, là dehors. Des soldats, des engins, des canons, tout ce que vous voudrez, ils l’ont. Mais on a encore quelque chose qu’ils n’ont pas. »
Regrettant visiblement sa remarque inconsidérée, Florian fournit la question requise : « Et on a quoi, qu’ils n’ont pas ?
— Un commandant qui ne craque pas. » Cendres jeta un nouveau regard vers la panse lourde des nuages, consciente que ses soldats l’écoutaient. « Je l’ai vue cette nuit, Florian. Crois-moi sur parole. Cette bonne femme est en train de virer totalement cinglée. »